
PORTRAIT 20
Raphaële Demandre
Aux premiers jours de Karuna
Amie proche de Matthieu Ricard, Raphaële Demandre l’a épaulé avant la création officielle de Karuna Shechen en 2000 pour réaliser école, dispensaires et aussi des ponts au Tibet en Inde et au Népal.
Ayant voyagé au Tibet dès 1986 elle a pu comprendre les besoins immenses des Tibétains qui vivaient dans des situations précaires.
Vingt-cinq ans plus tard, elle revient sur quelques anecdotes du passé, interrogée par Marilou Mourgues. En lien quotidien avec les équipes locales, Marilou met son énergie au service de la mise en œuvre des projets et du renforcement des liens entre le siège et le terrain. Ensemble, elles retracent un quart de siècle d’engagement, d’évolution et d’impact au plus près des communautés accompagnées.
Dans ton souvenir, comment est née Karuna ? D'où est venue cette idée d'organisation ?
Raphaële : Au tout départ, il y a eu l’appel du Dalaï-Lama aux monastères tibétains qui s’étaient développés en Inde et au Népal, pour qu’ils considèrent de prendre soin non seulement des Tibétains en exil mais aussi des populations pauvres qui vivaient tout autour. Au même moment, Rabjam Rinpoché, abbé du monastère de Shechen (où Matthieu vit toujours) à Katmandou, était aussi très inspiré par Mère Teresa et avait commencé développer un petit dispensaire dans le monastère de Bodhgaya, en Inde dans le Bihar pour une population misérable. Matthieu, à la suite du grand succès du livre avec son père Jean François Revel, « le Moine et le Philosophe » tout d’un coup, a reçu une grosse somme d’argent, et il l’a mise au service du souhait de Rabjam Rinpoché de faire une grande clinique à côté du monastère de Shechen au Népal. Il y a eu un groupe d’amis qui souhaitait financer plus de projets et finalement cela est devenu formellement cette association Karuna, tendresse, bienveillance, compassion en sanscrit.
Matthieu et moi passions presque toute l’année en Inde, au Népal et surtout au Tibet, et pendant nos rencontres, nos amis nous faisaient part de leur besoin et c’est ainsi que des projets se sont développés et ont été réalisés. Chaque année Matthieu rédigeait des petits rapports très détaillés et précis avec nos photos et ainsi le petit cercle d’amis volontaires grandit sur le terrain et en France, jusqu’au moment où il y eut des salariés dans une structure plus conséquente car d’année en années, il y avait de plus en plus de demandes d’aides, notamment quand on allait au Tibet. Nous avons construit une quinzaine de dispensaires et cliniques de grandes tailles, payant les salaires et les médicaments pendant des années. A chaque voyage on faisait le point et les comptes avec les docteurs, c’était souvent un casse-tête mais toujours très amical et joyeux.
Dans les campagnes et chez les nomades l’école était souvent tout juste une baraque disloquée et sans toilettes. L’éducation était principalement réservée aux garçons. Nous avons beaucoup encouragé et payé des études pour les filles. Certaines sont devenues médecins et professeurs. Sur vingt ans, on a créé ou aidé financièrement une quinzaine d’écoles et la dernière à Shechen fut construite aux normes « antisismiques », à la suite du tremblement de terre à Yushu. Forte de l’aide d’amis locaux et du maire, sur quatre ans, j’ai eu la chance d’arriver à construire une école pour 700 enfants et finalement 1200 se sont inscrits, venant d’une vingtaine de villages. Pendant plus de dix ans, elle a battu tous les records, meilleurs professeurs, meilleurs élèves, meilleur environnement….C’était « l’école pilote » de la région, surtout en tibétain et le cursus durait 12 ans ! Nous sommes toujours en contact avec beaucoup de nos élèves !
Matthieu et moi passions presque toute l’année en Inde, au Népal et surtout au Tibet, et pendant nos rencontres, nos amis nous faisaient part de leur besoin et c’est ainsi que des projets se sont développés et ont été réalisés.
Et toi, comment es-tu arrivée dans Karuna ?
Raphaële : Depuis mon enfance, le monde spirituel m’intéressait plus que tout, lorsque j’ai été en contact avec les premiers Tibétains à Hawaï j’avais 2O ans, cela m’a paru très familier. Ma vie était un patchwork d’aïkido, de tapisseries, teintures végétales, hiéroglyphes égyptiens mais surtout la passion de sauver les baleines et protéger l’océan. Donc, je me suis vite engagée, j’ai rejoint le petit groupe qui a commencé Greenpeace en France, j’ai passé quatre ans sur les bateaux dont le fameux Rainbow warrior. On s’est souvent retrouvé dans des situations exaltantes mais difficiles et très périlleuses !
Pour mes trente ans, ma mère m’a proposé de l’accompagner pour un court voyage en Inde, je suis restée 6 mois et ai rencontré les grands lamas qui par la suite sont devenus mes maîtres dont Dilgo Khyentse Rimpoche que Matthieu Ricard accompagnait. Lorsque j’ai rencontré le Dalaï-Lama, j'ai été complètement éblouie par son intelligence, conquise par son rayonnement joyeux. Nous n’étions pas nombreux à l’époque lors de cette première rencontre dans sa demeure. A ma question, (est-ce la paix du monde ou la paix de l’esprit le plus important ?) le Dalaï lama m'a répondu “c'est plus important pour toi de suivre les enseignements bouddhistes pendant neuf mois de l'année. Tu auras plus de succès dans tes actions. Ensuite, tu trouveras un équilibre”. Donc ça, c'est ce que j'ai fait, je me suis inscrite aux cours de tibétain à l’Inalco, à la fac de Dauphine, et j’ai passé presque toute l’année avec les lamas au Népal et en France. Matthieu traduisait souvent et à ce moment-là, et on s’est rendu compte qu’on était cousins par alliance ! (Ça nous a bien servi de pouvoir dire qu’on était cousins, parce que Matthieu étant moine, donc célibataire, cela aurait été ennuyeux qu’il soit souvent accompagné par une femme qui n’aurait pas été de sa famille. Donc c’était pratique !). Les enseignements sur l’amour altruiste étaient l’essentiel , nous étions comme imbibés, malaxés par la bienveillance et la sagesse des Maîtres.
Comme tu vois je ne suis pas « arrivée à Karuna »…. J’étais donc là, de sa gestation et à son accouchement et je la vois grandir !

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Et du coup, avec la création de Karuna dans les premières années, les activités ont commencé à prendre de l'ampleur. À ce moment-là, qu'est ce que tu faisais ? Tu étais sur le terrain ?
Raphaële : Au début, personne n’était impliqué officiellement, nous étions entre amis et on se donnait des coups de main à droite, à gauche, à la clinique, au monastère, pendant nos voyages. Matthieu était en fait le chef d’orchestre. Peut être que ce qui a été utile, c’était ma capacité à relier le monde tibétain, népalais et indien avec les « westerners ». Ça faisait rayonner les actions, ça permettait de maintenir les réseaux. Les actions se multipliaient et étaient formidables, les cliniques, les ponts, la construction des écoles comme celles de bambou au Népal qui fut pour moi, l’un des projets les plus enthousiasmants car elles permettaient d’accueillir 1000, 2000 enfants pour 1 euro par mois ! Là aussi, je faisais le contact entre les sponsors et les équipes. J’ai fait beaucoup de recherches sur le terrain pour que les projets soient le mieux conçus possible, apprenant beaucoup de l’expérience des autres ONG, leurs réussites et leurs erreurs.
Au Tibet on avait des longs visas à l’époque, de six mois, et j’y étais le plus possible. Pas d’idée de week-end, de confort, souvent des heures sur les mauvaises routes, mais c’était la joie de retrouver des amis qui avaient besoin de notre aide.
Malgré tout, nous avons pu vraiment faire du bien avec succès. J’ai eu tellement de joie de pouvoir aider de mon mieux pour tout ça.


Est ce qu'il y a un exemple ou une anecdote d'un projet que tu as mené avec Karuna que tu aimerais partager, quelque chose qui t'a marqué ?
Raphaële : Il y a eu ce programme « Sauver la mère et l’enfant ». On s'est rendu compte avec Matthieu, en faisant des enquêtes chez les nomades, qu’il y avait énormément de femmes qui mourraient en couche et d'enfants qui mouraient très vite après leur naissance. On a décidé de faire venir les organisateurs de l’association One Heart pour voir comment faire quelque chose. Un jour, je n’étais même pas là, ils ont décidé que ce serait moi la directrice du projet. Sans bien comprendre dans quoi je me lançais, je me suis finalement retrouvée à Lhassa pour suivre une formation de trois mois avec des Tibétaines, animée par un gynéco vietnamien génial. Ce cours était destiné aux sages-femmes, pour qu’elles puissent ensuite transmettre ces connaissances dans les villages et aux nomades, qui devaient continuer les démonstrations « en cascade ».
On a fabriqué un livret des dessins, inspiré par celui de l'Unicef en Afrique avec toutes les informations transposées en mode tibétaine, avec traductions aussi en chinois et en anglais. Je sais que ces livrets sont encore utilisés aujourd’hui ! Tout le monde était ravi surtout les nomades qui ont rarement des livres en main et spécialement sur ce sujet qui est gardé secret comme s’il était sale ou honteux d’accoucher… En plus comme je voulais utiliser des cassettes VHS très à la mode à cette époque puisque le Tibétains ont tous une TV avec lecteurs de cassettes, même sous les tentes, on a monté et filmé des mises en scènes de théâtre avec les sages femmes, qui jouaient des situations pour l’initiation à l’hygiène de base, comme utiliser des lames de rasoir neuves et pas un couteau pour la viande plus ou moins rouillé pour couper le cordon ombilical par exemple. Tout était filmé et joué dans les trois patois tibétains. Les livrets et cassettes ont eu un vrai succès, on en a imprimé et distribué des milliers !
Pendant plusieurs mois sur six ans, je me suis activée inlassablement avec une amie tibétaine. Dans les marchés, on achetait “une poupée d’un gros bébé joufflu qui rigolait dès qu’il était secoué, donc dès qu’il y avait un choc sur la route, et qui faisait accourir les enfants et des nomades ravis du rarissime. On achetait aussi tout le matériel nécessaire pour nos démonstrations, des centaines de poupées, des tissus, des ballons (les poumons des poupées) et des tubes pour démontrer le bouche à bouche. La voiture était pleine à craquer ! Enfin prêtes, nous partions en chantant « je vous donne tout le bonheur du monde » vers les hauteurs du Tibet dans les communautés ou au milieu des champs pour faire une petite démonstration, que les spectateurs devaient refaire sous nos yeux, « hand on" ! Ainsi, comment avoir le bébé en position accroupie, le sécher, garder sa tête chaude, l’allaiter…... J’étais parfois accompagnée par des moines pour la traduction. Le sujet était sérieux mais aussi un moment de bonne rigolade ! On distribuait tout, les CD, les livrets, les lames de rasoir, les médicaments et les poupées. Quand nous avions des évènements plus organisés, on réunissait les médecins et sages femmes pour la présentation et on leur donnait des kits de sensibilisation pour qu’ils ou elles puissent enseigner aux villageois, « en cascade ». Il fallait que les techniques aillent le plus loin possible de bouche à oreilles parce que les gens sont souvent très isolés les uns des autres, donc il faut que chaque personne sache avoir les bons réflexes. Je sais avoir systématiquement rencontré dans chaque préfecture le responsable de la santé et on a réussi à faire des Week end réunissant plus de cents sages femmes, jusqu’à trois cents, venues de villages de toute la région. Je gardais les noms de chacun avec leurs numéros de tel, oui j’ai toujours ce grand réseau.
Il fallait que les techniques aillent le plus loin possible de bouche à oreilles parce que les gens sont souvent très isolés les uns des autres, donc il faut que chaque personne sache avoir les bons réflexes.




Ça devait être difficile comme situation ?
Raphaële : Oui, et puis en plus, c’était difficile d’estimer les bénéfices : combien d’enfants on avait sauvés avec tout ça ? J’ai eu des échos, un médecin que je recroise et qui me dit “il s’est passé ça, heureusement que tu avais formé cet homme” etc, j’ai su par ricochet.
Une fois, il s’est passé quelque chose d'inoubliable. Ma traductrice et moi, à la nuit tombante, sommes arrivées dans le village, et quelqu’un est venu nous chercher en disant “venez vite, venez vite, y a quelqu’un qui va mourir !” Donc bien sûr, on y va, et là, on trouve une très jeune femme par terre sous une grand vêtement de peaux de mouton dans une petite tente blanche est dans la cour près de la maison. Elle est bien mal en point avec des contractions depuis peut-être plus de 20 heures. Sa mère est à côté, elle ne sait pas quoi faire, les hommes sont juste dans la maison mais loin de tout ça! La fille gémit de douleurs en pleurant. Je téléphone à une bonne amie gynéco dans une ville qui est à une vingtaine de kilomètres et on décide de l'emmener tout de suite. Il fait nuit, j’embarque la mignonne dans ma voiture, et le mari aussi, (de force !) et en avant, sur la route horriblement caillouteuse, la pauvre femme hurle de douleur. Je dois m’arrêter souvent. On arrive à la petite clinique, la gynéco s’occupe d’elle et tout de suite déclenche l’accouchement. Le bébé sort… une petite fille mais bleue, morte ! Immédiatement comme on avait toutes les trois la technique, on se met à souffler l’une après l’autre, bouche à bouche sur ces petites lèvres bleues. Et là, soudain un léger cri et puis elle pleure ! Extraordinaire ! La mère prend son bébé sur son cœur et sourit à bout de souffle, le père, qui était en train de fumer une cigarette dehors, accourt. Là, c’était la fois où j’ai pu voir que nos techniques de réanimation, ça servait vraiment. On était tous tellement contents.
Mais voilà, d’habitude, comme je ne pouvais pas voir l’impact, je me disais juste : heureusement qu’on leur donne les bouquins, qu’on leur en parlé, qu’on a cassé le silence. Traditionnellement, dans ces régions-là, les femmes accouchent dans une petite tente blanche, sans eau chaude, accompagnée d’une femme de la famille qui ne s’y connait pas très bien, souvent en haut de la colline, parce qu’on ne veut pas que le sang salisse la maison alors ça se passe souvent entre les vaches, à l’endroit où tout le monde fait pipi, où il a vraiment beaucoup de microbes. En fait, grâce à ce programme je crois que nous avons ouvert la discussion et les échanges dans les familles au sujet de la naissance, ce sujet tabou et pourtant si essentiel !
C’est très impressionnant comme exemple, merci !
Je me demande : qu'est ce qui, d'après toi, n'a pas changé dans l'esprit de Karuna depuis sa création, il y a 25 ans ? Qu'est ce qui fait que ça reste la même organisation, avec le même ADN à ton avis ?
Raphaële : Tu sais, Karuna, c’est un mot très connu en sanskrit. En France, il y a des mots qui sont communément acceptés, comme « karma » ou « mandala », mais karuna a le même statut. Je connais des filles qui s’appellent Karuna. Et en fait, ce concept de Karuna, c’est le concept d’amour. C’est une force qui traverse complètement notre vie, depuis l’instant de notre naissance jusqu’à celui où on meurt. Quand on y pense, on vit avec karuna, présent dans l’amour de notre mère, de notre entourage, ça nous entoure tout le temps. Ce que je veux dire c’est que cette ligne, cette intention d’aider les autres, c’est au cœur de toutes les ONG, et donc pour moi ce qui était dans Karuna et qui y est toujours, cet ADN, c’est ça, c’est l’amour, l’envie d’aider. C’est ça qui nous anime. Et puis il y a la signification plus spirituelle encore liée aux enseignements bouddhistes de voir ce Karuna l’amour comme un rêve ! Matthieu pourra t’en dire encore plus !!!!
Ce que je veux dire c’est que cette ligne, cette intention d’aider les autres, c’est au cœur de toutes les ONG, et donc pour moi ce qui était dans Karuna et qui y est toujours, cet ADN, c’est ça, c’est l’amour, l’envie d’aider. C’est ça qui nous anime.
Merci Raphaële de nous avoir raconté toutes ces histoires sur les débuts de Karuna !
Merci à toi et tout le meilleur !
